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2.1 Les silos: une première expérience de diffusion massive
En 1988, pour sa première expérience post-récolte dans la zone de San Dionisio, PRODESSA a centré ses efforts sur la résolution d'un problème ressenti comme prioritaire par les paysans: le stockage des grains dans l'exploitation REROLLE 1989). En effet, pour conserver une partie de la production, largement excédentaire, de maïs et de haricot rouge, le producteur ne dispose en général que de sacs de plastique qui offrent une protection insuffisante contre rongeurs et charançons. Les barrils de récupération, seule alternative technique largement connue et appréciée, sont très peu disponibles sur le marché et, de ce fait, chers. Fortement mobilisés sur ce thème, les leaders de plusieurs hameaux ont tenté de trouver une solution, mais l'appui de l'organisation paysanne UNAG et d'une ONG locale s'est soldé par un échec: aucune de leurs propositions ne s'est avérée viable.
Dès lors, si le diagnostic initial et l'identification du problème ont été aisés, c'est l'étape de recherche des solutions possibles que ces antécédents -vécus comme négatifs, ont rendu difficiles: méfiance à propos du sérieux et de l'engagement de PRODESSA. Cependant, au cours de quelques réunions au hameau de Susuli, émerge une autre solution technique: le silo de tale galvanisée. La visite d'une délégation chez un producteur qui en possède deux depuis quinze ans et en est très satisfait permet de relancer la dynamique au sein du hameau; si le silo, comme réponse au problème de stockage, ne semble faire aucun doute, un nouvel écueil se présente aux paysans de Susuli pour sa fabrication. C'est un petit producteur d'un hameau voisin, ancien apprenti ferblantier qui, en proposant de faire l'essai de fabrication sur place, débloquera la situation. En parallèle et en accompagnement à ce processus de réflexion sur la solution technique, se constitue un "comité silo" qui regroupe les leaders et représentants de coopératives mobilisés sur le thème, afin de mettre en oeuvre concrètement la solution élaborée: la fabrication locale des silos et leur distribution-vente aux paysans du hameau.
Après avoir aidé à la genèse de cette innovation, PRODESSA donne un appui qui permet au comité "silo" d'acquérir les outils et le matériel nécessaires. Environ deux mois après le début de la discussion, l'atelier silos de Susuli démarre; la technique de fabrication: tales découpées, assemblées et soudées, est rapidement maîtrisée par l'artisan et son apprenti.
Au rythme de un silo de capacité 0,9 tonne fabriqué par jour, l'atelier arrive ainsi à répondre à la demande des premiers adopteurs; six mois plus tard, cent silos ont déjà été vendus à Susuli.
La communication à travers les réseaux traditionnels, au cours de réunions, d'assemblées va permettre une diffusion rapide de l'innovation aux hameaux voisins, sans l'intervention de PRODESSA. Quand l'intérêt suscité par l'expérience est fort, une délégation va rendre visite au comité "silo" de Susuli; cet échange sur les aspects techniques et organisatifs, l'envoi ultérieur de jeunes en apprentissage à l'atelier de Susuli sont les moteurs de la diffusion.
Celle-ci se fait d'abord dans trois hameaux l'année suivante puis huit nouveaux ateliers sont créés en 1990; trois ans après, environ 1500 silos ont été fabriqués et vendus. Les rencontres informelles, les visites de groupes paysans d'autres régions contribuent à la diffusion hors de la zone d'intervention de PRODESSA. La réussite sera variable selon les caractéristiques des leaders et des réseaux qu'ils touchent, le tissu organisatif de la région concernée, le contexte microéconomique, etc.
Dans la zone de San Dionisio, le phénomène de diffusion arrive, après quatre ans, à saturation: environ 65% des producteurs ont acquis un silo, certains deux ou trois. Par ailleurs, la politique d'ajustement structurel que mène le gouvernement a, peu à peu, changé la problématique du stockage pour le petit producteur de produits vivriers; celui-ci n'a plus la capacité économique de conserver plusieurs tonnes de grains à la ferme pour les revendre en période de soudure à meilleur prix, et un silo lui suffit pour stocker le nécessaire à la consommation familiale; se fait donc jour une demande d'innovation pour la commercialisation des grains.
2.2 L'étude des pertes post-maturité du maïs au champ-les innovations proposées
En parallèle avec l'action sur les silos, une réflexion est menée en 1988 entre paysans et membres de l'équipe PRODESSA sur l'ensemble des activités post-récolte pour les principales cultures vivrières. Celle-ci met en évidence que les pertes post-récolte sont, dans le cas du maïs, d'autant plus importantes que la récolte a été effectuée plus tard. De nombreux facteurs semblent jouer sur la pratique du producteur et sur le niveau des pertes. Une étude est alors décidée, afin de mieux cerner le problème: évaluation des pertes en grains au champ, à travers un suivi de parcelles en conditions réelles de deux variétés de mais offrant une protection de l'épi par les spathes différente, depuis la maturité jusqu'à quatre mois après; connaissance des pratiques et contraintes des producteurs par une enquête sur les systèmes de production sur le même échantillon d'exploitations réparties dans deux hameaux présentant des caractéristiques climatiques et économiques différentes (REROLLE 1989). Un des principaux résultats de l'étude est de mettre en évidence que les multiples contraintes au sein de l'exploitation (récolte du haricot rouge priorisée, récolte du café, haricot cultivé en dérobé sous le mais, empêchant le ramassage des épis..) retardent d'autant plus la récolte du mais que celle ci représente un nombre de jours de travail important (240 kg/homme x jour pour l'effeuillage et 350 kg pour l'égrenage). De fait, elle s'effectue tard, en moyenne trois mois après la maturité, et les pertes au champ par attaque d'insectes peuvent s'élever à 20-30% selon la variété. La variété offrant la meilleure protection a cependant l'inconvénient d'être très susceptible au spiroplasme, maladie virale du mais.
L'examen des courbes de séchage des grains sur épi et sur pied montre que l'égrenage, même manuel, peut être effectué à environ 50 jours après maturité (humidité de 17-18%) et suivi d'un séchage avec la technique traditionnelle. Dans ce cas, les pertes par attaque d'insectes pourraient être réduites à 5-10%, mais les possibilités d'effectuer une récolte plus précoce sont variables selon les systèmes de production.
Les producteurs ayant peu de terre (moins de 2 ha) cultivent le haricot en dérobé sous le mais, et le récoltent en priorité, à cause des pertes possibles par déhiscence des gousses; puis certains effectuent la récolte du café, soit dans leur propre plantation, soit dans les grandes haciendas voisines, et ne récolteront le mais qu'ensuite, i.e. environ 4 mois après maturité. Dans ce cas, les nombreux pics de travaux sur cette période, et les contraintes dues au manque de terre n'offrent que peu de marges de manoeuvre: une alternative représentant un changement technique important consisterait à un ramassage et égrenage mécanique précoce (moins d'un mois après maturité) et impliquerait donc un séchage important (de 30% ci 13%); l'autre possibilité est une récolte environ 70 jours après maturité, avant celle du haricot, et qui simplifierait la question du séchage.
Les producteurs, minoritaires, ayant moins de contraintes dues à la terre ont en général quelques bovins qu'ils font paturer sur les restes de culture; cela les incite à récolter plus tôt: environ 45 jours après maturité et faire un préstockage en grenier ou en crib. Quelques améliorations sont possibles au niveau du crib (despathage préalable, autre traitement insecticide), mais aussi de l'égrenage (en général tardif et sur un mais fortement attaqué) par sa mécanisation suivie d'un stockage en silo.
La reprise de la reflexion avec les producteurs a pu, grâce aux résultats de cette étude, déboucher sur plusieurs propositions prenant en compte ces différences de possibilitées et contraintes selon les systèmes de production. L'alternative que retiennent les producteurs est la suivante: mécanisation de l'effeuillage et de l'égrenage afin de permettre, en accélérant les étapes de traitements de la récolte, un ramassage plus précoce du mais. A la différence des équipements disponibles localement, les paysans souhaitent que les opérations soient séparées afin de pouvoir faire une sélection des grains abimés, une fois les épis despathés. Sont alors expérimentées une égreneuse et une effeuilleuse déjà testées en Afrique, suite à un contact avec le fabricant français. Si l'égreneuse donne rapidement satisfaction sur le plan technique, il n'en est pas de même pour la despatheuse: les variétés de mais cultivées localement ont probablement des feuilles plus serrées et épaisses que celles testées en Afrique, et le taux d'effeuillage est bas (entre 50 et 70%). Des essais d'amélioration des performances de la machine ont été menés sans succès. Deux ans après, deux groupements locaux se sont constitués pour la gestion des égreneuses qui prêtent un service couvrant plusieurs hameaux. Le coût assez élevé de l'investissement (environ 25.000 FF) et, de ce fait, du service d'égranage limite la diffusion; les actions menées pour la commercialisation (voir §2 4 ) devraient relancer la demande dans la mesure où elles impliquent à la fois un meilleur prix et une contrainte de temps dans la livraison des grains.
2.3 L'unité de décortiquage-polissage du riz de Susuli
Le développement de la culture du riz comme alternative à celle du mais, dont les marges dégagées commencent à baisser est évoqué dés mars 1989, lors de l'assemblée annuelle paysanne d'évaluationprogrammation. Le riz est une culture traditionnelle qui est devenue marginale à San Dionisio et n'est plus semé que sur de petites parcelles (1/10 ha). Avant de lancer une éventuelle campagne de vulgarisation, I'équipe de PRODESSA -propose aux leaders d'analyser les facteurs qui empêchent son développement actuel. Une commission technique ad hoc est créée à cet effet; elle rassemble les producteurs à la recherche de culture alternative et certains qui cultivent encore le riz.
Le prix du riz au producteur est très attractif et le reste toujours aujourd'hui, grâce aux structures particulières de sa production qui en font un grain relativement "protégé"; il est possible de dégager une marge deux fois plus élevée que pour le mais. Les problèmes rencontrés par les producteurs sont plutôt d'ordre technique: le riz peut se vendre à un bon prix sur le marché à condition d'être décortiqué, or la technique traditionnelle du pilon a une productivité extrêmement faible: il faudrait consacrer environ 300 jours de travail pour transformer la production d'un hectare. Ceci explique pourquoi les paysans se limitent à en cultiver pour la consommation familiale; il existe bien des unités industrielles, mais elles se trouvent à plus de 60 km et le coût de transport est élevé.
Les paysans évoquent également les caractéristiques aujourd'hui inadaptées des variétés locales de riz: elles sont tardives, ce qui empêche les petits producteurs de faire une autre culture après la récolte, alors que cela reste possible avec le maïs (succession maïs-haricot durant la saison des pluies); elles sont aussi peu productives, répondent peu à la fertilisation et ont tendance à la verse du fait de leur haute taille. Le contrôle difficile des adventices avec les techniques actuelles est également évoqué. PRODESSA propose alors de rechercher des alternatives techniques, les références des paysans étant très limitées dans ce domaine; un programme d'essai de décortiqueuses, de variétés nouvelles et d'herbicides est accordé par la commission.
Deux types de décortiqueurs sont essayés: I'un, manuel, à usage familial, et l'autre, motorisé, permettant de traiter la production du bassin-versant. Les essais sont effectués par les paysans eux-mêmes, avec le suivi d'un technicien de PRODESSA. Cinq machines manuelles sont ainsi remises à cinq producteurs et leurs voisins et le décortiqueur à moteur, de type Engelberg, est géré par un comité au niveau d'un hameau, à titre expérimental.
Au bout d'un an, la commission informe l'assemblée générale des résultats obtenus. C'est le décortiqueur Engelberg qui est retenu, car il est le seul à pouvoir permettre le traitement d'un volume suffisant de grains; la productivité est près de 200 fois supérieure à celle du pilon, alors que les petites décortiqueuses manuelles ne permettent qu'une augmentation d'un facteur 5, ce qui limiterait le développement de la culture à des fins commerciales. Par ailleurs, le rapport coût-efficacité est plus de trois fois supérieur pour le décortiqueur Engelberg.
Depuis, la machine a été vendue à crédit à un groupement de base du hameau central de Susuli, qui vend également un service de décortiquage du café. Dans le même local, et utilisant le même moteur, un autre groupement vient de mettre en place un moulin à disque qui assure la préparation de la pâte à tortillas, la mouture du café, du maïs grillé, etc.
Ces résultats combinés à ceux des essais variétaux (4 variétés dont la semence est maintenant produite localement) et de contrôle des mauvaises herbes (propanil + 2-4 D) ont permis le développement du riz. Pour 1993, entre 80 et 100 hectares devraient être cultivés en riz commercial, sans compter les nombreuses petites parcelles de 1/10 à 1/5 d'hectare qui se sont multipliées pour garantir la consommation locale.
2.4 Le "Banco de Granos": la première coopérative de service du bassin-versant
Lors de l'assemblée annuelle paysanne d'évaluationprogrammation d'avril 1991, le problème de la chute des marges obtenues avec les cultures du mais et du haricot est au centre des débats. Cette chute est d'abord due à la baisse d'environ 50% du prix des grains depuis 2-3 ans: production élevée et plus de régulation de l'offre par un organisme stockeur; mais y contribuent aussi la diminution des rendements et l'augmentation considérable des frais de production (taux d'intérêt du crédit élevé, intrants plus chers, etc). La nouvelle situation de paix qui permet la remise en culture des terres du centre du pays et la politique d'ajustement structurel mise en place depuis 1988 en sont les principales causes.
Les producteurs se plaignent avant tout des prix et proposent de rechercher d'abord une alternative à ce niveau. La reflexion menée avec l'équipe du PRODESSA leur confirme cette possibilité. Les prix des grains ont en effet fortement chuté à la récolte, mais restent très intéressants au moment de la soudure, c'est à dire entre mai et août (de 3 à 4 fois supérieurs). Une commission technique composée des principaux leaders de l'ensemble des hameaux du bassin-versant est élue; elle aura pour tache d'analyser plus à fond la problématique et d'envisager des solutions adaptées.
Au moment de la récolte, l'offre dépasse très largement la demande, d'où chute des prix; les petits producteurs sont contraints de vendre à ce moment du fait surtout de leurs besoins de liquidités pour rembourser les prêts bancaires et acquérir les quelques biens de consommation essentiels, mais aussi du fait d'un manque de moyens de stockage.
Certains, les plus aisés, proposent de résoudre le problème du stockage en développant le programme silo pour permettre aux producteurs d'en acquérir un plus grand nombre; cette solution serait facile à mettre en oeuvre puisque les ateliers de fabrication de silos existent, ainsi que l'organisation permettant leur distribution, mais elle ne satisferait guère plus de 15% des familles. Pour la majorité, l'alternative à rechercher doit absolument prendre en compte les besoins de liquidité au sein de l'exploitation au moment de la récolte. L'équipe technique propose de présenter quelques alternatives mises en oeuvre ailleurs: coopératives de grains, crédit,... Ces nouvelles références permettent de relancer la réflexion. L'idée de la création d'une structure de commercialisation, le "banco de granos", au terme de près de deux mois de discussion en commission, est retenue. Les leaders préfèrent cette alternative à celle d'un crédit de soudure qu'ils considèrent trop difficile à gérer et risquée (remboursement trop aléatoire). Le Banco de Granos' achètera les grains à ses membres à la récolte au prix du marché et en assurera le stockage, ainsi que la revente en gros au moment de la soudure. Une ristourne sera alors versée à chacun en fonction de la quantité entreposée, et du prix obtenu.
La solution d'un stockage centralisé est adoptée; certains leaders proposaient d'utiliser des silos de 1,5 tonne fabriqués localement pour stocker les grains au niveau de chaque communauté, soit directement chez le producteur, soit dans un petit entrepôt. Cette idée est abandonnée, car cela rendrait très difficiles le contrôle de qualité des grains et la vente rapide, ou bien entrainerait des coûts de gestion élevés.
Dans un premier temps, la commission décide d'amménager un local permettant l'entreposage en sacs d'environ 600 tonnes de mais et de haricot, de façon à pouvoir offrir un service à un minimum de 400 producteurs des 18 hameaux du bassin-versant. Le dimensionnement tient compte de plusieurs facteurs: la capacité d'organisation et de gestion que les paysans considèrent avoir ou pouvoir acquérir, le risque, même s'il est très faible, que représente l'alternative envisagée, la capacité financière que doit avoir l'entreprise qu'ils veulent fonder et qui dépendra dans un premier temps presque exclusivement de prêts extérieurs, et enfin l'opportunité de trouver un local existant.
Au fur et à mesure que la commission, appuyée par les techniciens, élabore son projet, une organisation paysanne spécifique se met en place. Pour garantir un service à des producteurs dispersés dans 18 hameaux, une structure nouvelle est nécessaire qui assurera: information, approvisionnement en grains de la coopérative à temps et à moindre coût, qualité des grains, gestion des stocks, prise des décisions rapide concernant la vente, distribution des ristournes, etc.
Le "Banco de Granos" de fait devient une coopérative même si ses membres ne lui donnent jamais ce nom. Son organisation repose sur l'existence de nombreux groupements de base au sein de chaque hameau: précoopératives ou ex-précoopératives promues par l'état sandiniste, comités de gestion de l'eau, comités de parents d'élèves, et des réseaux traditionnels basés sur des liens de parenté, de voisinage, ou d'amitié. Le "Banco de Granos" ne peut se mettre en place que si une organisation fédérant ces micro-structures très localisées est créée (GERBOUIN 1992).
L'innovation est également sociale. A San Dionisio, c'est la première fois qu'émerge une organisation pensée à la base pour résoudre un problème dont les solutions doivent s'envisager au-delà des frontières des hameaux. C'est aussi la première fois qu'un problème d'une telle envergure, qui semblait insoluble au niveau paysan, est affronté et qu'une alternative d'une telle dimension économique et sociale, gérée par les paysans, est envisagée. Les premiers résultats vont entrainer toute une série d'innovations, encore plus ambitieuses. Dès mai dernier, des commerçants s'adressaient à la coopérative pour acheter son grain à un prix plus de deux fois supérieur à celui de la récolte, et les estimations les plus conservatrices permettent de prévoir que celui ci atteindra un prix trois fois supérieur lors de la vente envisagée en juillet prochain. Depuis, les demandes d'affiliation se sont multipliées et le bureau de l'organisation envisage déjà de construire un nouvel entrepôt pour augmenter la capacité de stockage à 1200 tonnes, et offrir un service ainsi à plus de 600 membres en 92-93.
Le "Banco de Granos" est un succès qui a permis aux leaders de prendre conscience de leur capacité à résoudre des problèmes difficiles et de la nécessité de créer une organisation paysanne forte, pour être mieux armé dans un contexte difficile. En mars-avril dernier, l'assemblée annuelle d'évaluation-programmation s'est vite transformée en un véritable séminaire de réflexion portant cette fois sur la crise agricole dans son ensemble et sur les alternatives envisageables au niveau local. Une cinquantaine de dirigeants paysans des 18 hameaux ont ainsi, au cours d'une série de séances de réflexion d'environ 13 jours, élaboré un plan de développement à moyen et long terme prévoyant notamment la création de nouveaux services coopératifs d'appui à la production et la commercialisation. Dès mai, le "Banco de Granos" a ainsi été sollicité pour mettre en place un service d'achat groupé et distribution d'intrants pour plus de 500 producteurs, ce qui leur a permis d'obtenir un rabais sur le prix d'en moyenne 20%. En moins d'une dizaine de jours, ces 500 producteurs ont ainsi acquis un total de 100 tonnes de fertilisants, 1800 litres d'herbicides, etc. qui ont été distribués au sein de chaque hameau, grâce aux groupements de base. Au mois de mai, une banque gérée par l'organisation paysanne, le 'Banco de Credito Campesino de San Dionisio" a également été créée et fonctionne sur le même principe, c'est à dire grâce à la fédération de structures de base. Pour la première campagne, sur 587 demandes préselectionnées, les comités de crédit des hameaux et le conseil d'administration en ont retenu seulement 410 selon des critères matériels et sociaux; la banque devrait gérer en 1992 un montant total d'environ 1.700.000 FF en crédit. En 1993, la politique de crédit décidée lors des sessions d'avril-mai prévoit l'administration d'un fond d'environ 3.400.000 FF.
Depuis 1987-88, comme en atteste le tableau présentant les thèmes de recherche-action, de nombreuses innovations ont été concues et diffusées à San Dionisio, sans que leur adoption ait posé de gros problèmes. De nombreux projets et institutions de recherche et développement travaillant au Nicaragua ayant précisément rencontré des difficultés pour l'adoption des alternatives qu'ils proposaient, PRODESSA a été invité à plusieurs reprises à présenter son expérience dans ce domaine .
3.1 Des innovations qui répondent à des problèmes importants pour les producteurs
Les innovations qui ont été plus ou moins rapidement mises au point font toujours suite à une phase d'identification, de hiérarchisation et d'analyse de problèmes qui concernent la gestion de l'exploitation agricole dans un contexte économique et social donné. Cette phase de diagnostic peut être plus ou moins longue et le rôle des acteurs impliqués varie selon les cas.
Lorsque le problème est aigu et ses causes relativement faciles à identifier et analyser, le diagnostic peut être court II n'aura pas fallu plus de quelques heures de réflexion avec les producteurs pour analyser le problème du stockage familial des grains en 88 et déboucher sur l'alternative "silo». L'étude des pertes au champ en maïs aura par contre nécessité de nombreuses sessions avec les producteurs et un long travail de suivi de parcelles et enquêtes sur la gestion du sol et du travail sur l'exploitation, mené par l'équipe PRODESSA, pour en connaître les causes et commencer à envisager des solutions techniques adaptées.
3.2 Des innovations élaborées avec les producteurs dans leur milieu
La recherche d'alternatives est toujours un processus collectif (CERBOUIN 1991). Les leaders et innovateurs paysans sont ammenés à réfléchir sur les solutions techniques et organisatives permettant de résoudre au mieux le problème identifié. Le rôle des techniciens du PRODESSA consiste à stimuler cette réflexion et non pas à apporter de prime abord des solutions toutes faites. Les producteurs sont donc invités à faire appel à leurs références locales ou celles qu'ils ont pu acquérir lors de voyages, d'échanges paysans, de séminaires, etc. Il avait par exemple déjà quelques silos métalliques dans certaines exploitations du bassin-versant, et des variétés de riz intéressants ont été découvertes lors de visites de producteurs d'une région voisine. Parfois, les références sont insuffisantes, comme nous l'avons vu dans les trois autres cas; les techniciens recherchent alors des références nationales ou étrangères qui pourraient être adaptées au contexte de San Dionisio, et en font part aux producteurs; chacune est ensuite analysée selon les critères des paysans et des techniciens. La ou les solutions retenues sont alors testées, soit par des individus, soit par des groupements, en fonction de critères bio physiques et/ou socio-économiques. Parfois, c'est la technique en elle-même qui est évaluée comme ce fut le cas pour les machines de décortiquage-polissage du riz et les égreneuses et déspatheuses; dans d'autres cas, c'est la capacité d'un groupe à gérer des moyens et vendre un service: fabriquer et distribuer des silos, négocier l'achat et distribuer des intrants, commercialiser des grains....
Cette étape d'essai peut être plus ou moins longue, selon la complexité du problème à résoudre et l'existence de solutions plus ou moins connues et adaptées aux conditions locales.
La génèse de l'innovation est donc tout d'abord l'affaire de la population locale. Celle-ci n'est pas "associée", elle est au centre de la réflexion; c'est au début assez difficile car les paysans ont été habitués par les techniciens de l'État ou les ONG à ce qu'on pense à leur place et que les solutions viennent d'ailleurs. Après cinq ans de recherche-action, ils ont appris à exprimer leur avis et à prendre en charge les projets qu'ils ont élaboré. La confiance en leur propre capacité qu'ils ont acquise leur permet de s'attaquer à des problèmes plus complexes, demandant des solutions plus difficiles à mettre en oeuvre: crédit, commercialisation, approvisionnement....
La relation avec les centres de recherche, les universités, d'autres projets, est absolument nécessaire pour disposer de références adaptées aux problèmes qui surgissent de la réflexion. Ainsi, par exemple, les variétés de riz diffusées proviennent de l'IRAT, le "Banco de Granos" s'est inspiré des expériences française et africaines de commercialisation des grains. Ces relations permettent aussi à l'équipe d'analyser et évaluer ses outils et méthodes de travail: les contacts avec certaines équipes de l'INRA nous ont permis, par exemple, d'affiner les outils de diagnostic de la culture du haricot
3.3 Un fort taux d'adoption
Pour qu'il y ait adoption, il faut qu'un certain nombre de facteur soient respectés. L'innovation doit être techniquement, économiquement et socialement adaptée. La déspatheuse testée dans un grand nombre d'exploitations a un rendement faible et les paysans ont demandé à PRODESSA de l'améliorer avant de l'acquérir. Le développement du programme silos n'aurait pas permis de résoudre le problème de commercialisation du maïs et du haricot rencontré par tous les petits producteurs: il fallait trouver une alternative qui tienne compte à la fois du problème de trésorerie et de stockage à la récolte. Il a été possible de créer en 1991 le "Banco de Granos" et en 1992 la banque paysanne parce que l'organisation paysanne est plus forte et que ses dirigeants se sentent capables de gérer de tels services.
Pour être rapidement adoptée dans un contexte économique peu favorable par des paysans en situation assez précaire, l'innovation ne doit pas trop perturber le milieu, ne pas être trop complexe à mettre en oeuvre, ne pas entrainer trop de risques pour le producteur et signifier un rapport coût-bénéfice suffisament élevé
(GENTIL 1984). Il n'y a pas de normes ni de "recettes» dans ce domaine et tout dépend de facteurs économiques, sociaux et culturels (TARTANAC, TREILLON 1989). L'adoption de la culture du riz a été relativement lente en comparaison avec celle des silos, par exemple: l'équipe a du répondre à un ensemble de problèmes et faire la preuve que les risques de cette culture ne sont pas plus élevés que pour le maïs tout en offrant une marge bien meilleure.
L'innovation doit être connue du producteur pour qu'il prenne éventuellement la décision de l'adopter; la communication est donc un facteur important. A San Dionisio, elle est relativement bonne grâce à l'intégration des leaders de tous les hameaux dans un processus de recherche-action et à leur appartenance à des groupements de base, des réseaux traditionnels. Dès qu'une innovation a donné des résultats, l'information circule très vite sans que PRODESSA soit obligé de concevoir des programmes de vulgarisation. Les essais en exploitation ou par des groupements en plusieurs endroits de la zone permettent aussi à un grand nombre de producteurs d'évaluer les solutions expérimentées selon leurs propres critéres. Lorsque l'innovation est relativement complexe, ou qu'elle est très novatrice et ne fait pas partie du "champ» culturel du producteur, certaines techniques de communication et certains supports sont utilisés: assemblées locales, bulletin de contact, fiches techniques.
L'adoption dépend enfin des conditions matérielles dans lesquelles se trouve la famille paysanne: tous les facteurs antérieurs peuvent se trouver réunis et l'adoption se limiter à quelques individus aisés. L'adoption signifie la plupart du temps un investissement que le producteur doit être en mesure de réaliser avec ses propres fonds ou en recourant à des prêts. Cet aspect est toujours analysé avec les producteurs lors de l'évaluation des résultats de l'expérimentation. Jusqu'en 1991, PRODESSA a accordé des crédits lorsque cela était absolument nécessaire. Depuis, la banque paysanne s'est créée et a décidé d'une politique de crédit qui permette l'adoption de toutes les innovations considérées valables par ses membres.
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